Forêts anciennes et captage de CO2

Par Jean-Marc Colin

Par Joris DUVAL-DE-COSTER

Forêts jeunes et forêts anciennes : des différences de taille !

Une forêt ancienne est constituée d’arbres âgés de plusieurs siècles, dans un écosystèmepeu, voire pas modifié, ni dégradé par les activités humaines. Une forêt jeune est en revanche composée d’arbres âgés de moins d’un siècle, soit issus de régénération spontanée(forêt secondaire), soit de reboisements artificiels (plantations). On peut considérer que les forêts, quelle que soit leur ancienneté, ont de nombreux points communs, mais également de nombreuses différences.

Les forêts génèrent d’énormes quantités de biomasse

Parmi les points communs, on peut dire que l’immense majorité des arbres (et autres végétaux chlorophylliens) à la capacité de convertir l’énergie solaire et le CO2 atmosphérique en biomasse – via la photosynthèse – , laquelle sert de base aux chaînes alimentaires. Le carbone capté par les arbres est d’abord stocké dans leurs tissus, notamment dans le bois (troncs, branches, racines, écorce), mais également dans les feuilles. Tout au long de leur vie (qui peut atteindre au minimum plusieurs siècles pour la majorité des espèces au niveau mondial), les arbres accumulent en eux-mêmes des quantités massives de carbone, dont une partie est régulièrement transférée, d’abord à la litière forestière (sous forme de bois mort, arbres tombés, branches, feuilles ou fruits), puis de là aux sols forestiers. Les forêts contribuent grandement à l’accumulation de carbone dans les écosystèmes terrestres et marins, ces derniers séquestrant environ 60% des émissions anthropiques de carbone – jouant ainsi un rôle majeur dans la lutte contre les changements climatiques.

Photo Bernard BISCHOFF

Les forêts anciennes stockent davantage de carbone que les forêts jeunes

L’ancienneté des grands arbres forestiers, leur taille, leur relative densité, ainsi que l’épaisseur de la litière forestière présente à leur pied sont donc des paramètres très importants du phénomène de stockage continuel et cumulatif du carbone, qui s’effectue à la fois dans la biomasse forestière (composée de tous les êtres vivants et de toute la matière organique des forêts) et dans les sols forestiers, même si la dynamique forestière et le contexte climatique jouent également un rôle non-négligeable (un épisode de sécheresse peut par exemple réduire temporairement le stockage naturel en cours, voire même induire un relargage ponctuel de CO2). Aussi, de nombreuses études sur le sujet considèrent que le stock naturel de carbone dans un écosystème forestier « ancien » (=forêt primaire ou mature) est par principe plus important que dans un écosystème forestier « jeune » (=forêt secondaire, qu’elle soit issue de plantation ou spontanée).

            Dans le second cas, les arbres sont souvent moins grands et la litière forestière moins dense, donc le stock de carbone y est naturellement moins important (les forêts « jeunes » représentent par exemple moins de 5% du puits de carbone estimé pour les forêts mondiales actuelles sur la période 2001-2019). Bien-sûr, l’accumulation de matière végétale en forêt (feuilles, branches et bois mort) induit une augmentation de la décomposition, qui se traduit entre-autre par une émission naturelle de CO2 (relargage).

            Ce phénomène naturel peut certes sembler contre-productif et aller à l’encontre de l’argument de stockage du carbone proposé pour les forêts anciennes. Or, on admet généralement que plus une litière forestière est dense et importante, plus la décomposition se fait lentement, faute d’oxygène et de lumière (facteurs importants pour la décomposition) et plus le carbone se fait piéger par la litière, jusqu’à migrer profondément dans le sol, où se poursuit le stockage par un processus de minéralisation. De plus, dans les forêts anciennes, on constate que le carbone relargué par l’écosystème (CO2) est rapidement réabsorbé par les arbres alentours (phénomène dit de « fertilisation » atmosphérique), en plus du carbone déjà présent dans l’air. En effet, si le taux d’absorption du CO2 pour chaque feuille est naturellement limité, ce potentiel est au contraire démultiplié par le nombre de feuilles disponibles, qui est lui-même souvent corrélé à la taille de l’arbre, à son espèce et généralement à son âge. Il ne faut pas non-plus oublier que dans une forêt ancienne les arbres n’ont pas tous le même âge, ni la même taille, ni la même dynamique, et que tous ces paramètres interagissent : les jeunes arbres poussant dans les trouées laissées par les arbres morts participent également au stockage du carbone, tout en bénéficiant d’un environnement riche en CO2 issu de la décomposition de leurs aînés. En gros, plus une forêt est ancienne, plus elle relargue du carbone issu de sa propre décomposition, mais plus elle est en capacitéde le réabsorber rapidement, tout en absorbant dans le même temps le carbone de l’atmosphère issus d’autres sources alentours, et ce tout en gardant dans ses tissus (=stockage), sur de très longues périodes (=plusieurs siècles), des stocks de carbone qui augmenteront eux-même à mesure que grandissent et vieillissent les arbres qui la composent. Sur le long terme, on peut donc considérer que tant que le fonctionnement naturel d’une forêt ancienne est assurée, son bilan carbone reste positif.

Les forêts anciennes, des réservoirs majeurs de biodiversité

Sur le plan écosystémique, les mêmes paramètres (ici, l’âge de la forêt) entraînent des conséquences tout aussi intéressantes et positives à mesure de l’ancienneté de la forêt, à savoir tout d’abord l’augmentation de la diversité spécifique dans l’écosystème (notamment celle du nombre d’espèces « spécialistes »), ensuite l’augmentation de la biomasse (les forêts anciennes stockeraient 300 à 500 tonnes de biomasse aérienne pour 100 à 200 tonnes de biomasse souterraine à l’hectare – dont environ la moitié composée de carbone – , contre seulement 200 tonnes de biomasse aérienne pour des forêts âgées de quarante ans) et enfin l’augmentation de ses capacités à rendre des services écosystémiques (exemple : protection des sols, filtration de l’eau, cycles des principaux nutriments, régulations des étiages et des inondations, régulation du climat, lutte contre l’émergence des pandémies). En effet, une forêt jeune dispose généralement d’une structure forestière simplifiée, caractérisée par une majorité d’arbres « pionniers » (issus d’espèces qui poussent et meurent vite, stockant peu de carbone et le relarguant rapidement) ou alors d’un nombre important d’arbres d’une même classe d’âge (=qui se sont développés à peu près tous en même temps, lorsque les conditions leur sont devenues favorables, généralement à la suite d’un changement brusque comme une coupe forestière ou un incendie). De même, chacun.e a déjà observé que la litière forestière d’une forêt jeune est relativement peu épaisse, puisqu’elle n’a pas encore été enrichie par les tonnes de feuilles, branches et troncs morts de générations antérieures de vieux arbres. Ce type de forêt est bien-sûr important pour la biodiversité, surtout faute de mieux, car il sert de refuge à une multitude d’espèces, souvent dans des contextes de pénurie d’habitats alternatifs (comme des milieux agricoles intensifs ou très urbanisés). Cependant, les espèces végétales et animales en question y sont souvent de type « généralistes », c’est-à-dire qu’elles peuvent vivre dans un large éventail d’habitats, parfois non-exclusivement forestiers (taillis, friches, bosquets, bocage, jardins) ; de même, leur statut de conservation est souvent relativement bon et leurs populations globalement répandues.

Photo Jean-Marc Colin

            En revanche, dans un contexte comme celui d’aujourd’hui où les forêts anciennes sont devenues très fortement minoritaires, les espèces associées aux écosystèmes forestiers anciens le sont tout autant. Or, l’étude de ces forêts montre régulièrement leur très importante richesse spécifique*, avec en prime un fort taux d’espèces « spécialistes » – voire « endémiques » (=présentes uniquement à cet endroit) – , comme certains champignons, mousses, lichens et de très nombreux organismes dépendants exclusivement du bois mort ** ou des cavités naturelles dans le bois (= loges d’oiseaux, décollements d’écorce, chandelles) pour vivre et se reproduire (de très nombreux champignons, myxomycètes***, invertébrés, oiseaux et mammifères en sont très dépendants).

            Aussi, une forêt ancienne est souvent beaucoup plus riche en biodiversité qu’une forêt jeune (même s’il s’agit souvent de cortèges différents) et les exigences écologiques des espèces qu’elle héberge (souvent très spécifiques) induit une certaine rareté, voire un caractère relictuel incontestable (donc un intérêt patrimonial majeur), dans un contexte de dramatique disparition de ces biotopes qui sont nécessaires à leur survie (causes : déforestation, phénomènes climatiques, incendies, maladies, insectes ravageurs, sylviculture intensive). Il y a donc ici un enjeux majeur qui se surajoute aux précédents : celui de la conservation de ces forêts anciennes.

Joris DUVAL-DE-COSTER

*En Guyane française, les forêts anciennes abritent au moins 1 700 espèces d’arbres, plus de 1 500 espèces de vertébrés et plus de 100 000 espèces d’insectes. En Europe, la forêt « primaire » de Białowieża (frontière polono-bélarusse) héberge à elle-seule près de 1 000 espèces végétales et 12 000 espèces animales (dont au moins 339 espèces de vertébrés et 12 000 espèces d’invertébrés).

**On estime qu’1/5e des espèces animales et végétales actuellement connues sur la planète seraient inféodées au bois mort.

***Myxomycètes : organismes unicellulaires ressemblant à des champignons – en réalité plus proche des amibes – , se développant sur des substrats végétaux (litière forestière, humus, bois mort), tel le fameux « blob » (Physarum polycephalum).

Sources :

« Répartition globale de la biomasse au sein de la biosphère », Fondation pour la Recherche sur la Biodiversité (FRB), 2018 : https://www.fondationbiodiversite.fr/repartition-globale-de-la-biomasse-au-sein-de-la-biosphere/

– Captage, stockage et émission de carbone par les forêts (GEO, 2022) : https://www.geo.fr/environnement/les-forets-mondiales-absorbent-elles-ou-emettent-elles-du-co2-une-etude-fait-le-point-203680

– Forêts et bilan carbone de la planète (ENS, 2021) : https://planet-vie.ens.fr/thematiques/ecologie/cycles-biogeochimiques/role-des-forets-dans-le-bilan-de-carbone-de-la-planete

– Distinction en forêts anciennes et forêts jeunes (Les Echos, 2022) : https://planete.lesechos.fr/en-savoir-plus/foret-co2-et-climat-une-chaine-vitale-2-1647/

– Forêts tropicales, climat et biodiversité (MNHN, 2022) : https://www.mnhn.fr/fr/les-forets-tropicales-leur-role-pour-le-climat-et-la-biodiversite

– Biodiversité hébergée par la forêt de Białowieża (UNESCO, 2022) : https://whc.unesco.org/fr/list/33/

– Biodiversité hébergée par la forêt de Białowieża (France24, 2021) : https://www.france24.com/fr/info-en-continu/20211103-la-for%C3%AAt-primitive-de-bialowieza-un-r%C3%A9servoir-pour-l-avenir

– Note d’une chercheuse écologue sur l’état des forêts anciennes en France (2019) : http://www.vieillesforets.com/wp-content/uploads/2019/06/LA-RECHERCHE-ANNICK-SCHNITZER-LENOBLE.pdf

– Les forêts « primaires » : https://fr.wikipedia.org/wiki/For%C3%AAt_primaire

– Les forêts « anciennes » : https://fr.wikipedia.org/wiki/For%C3%AAt_ancienne

– Groupe International sur l’Évolution du Climat (GIEC en français, IPCC en anglais) : https://www.ipcc.ch/languages-2/francais/

20 000 ans, Ou la grande histoire de la nature, S. DURAND, Actes Sud, Coll. « Mondes Sauvages », Arles, 2018.

La vie secrète des arbres, P. WOHLLEBEN, Les Arènes, Paris, 2017.

On veut des forêts sauvages !, in Goupil (revue d’abonnés), ASPAS, 2020

Les révoltes du ciel, Une histoire du changement climatique – XVe-XXe siècle, JB FRESSOZ et F. LOCHER, Seuil, Coll. « L’Univers Historique », Paris, 2020.